En général, les médias d’ici abordent le financement participatif sous deux angles : le people, lorsqu’un artiste assez connu décide d’y avoir recours, et l’économique, pour démontrer la croissance du modèle grâce aux exploits de plateformes millionnaires. Pas étonnant, donc, que la population québécoise connaisse si peu le modèle, qu’elle associe très souvent à la charité (surtout pour les artistes) ou à une nouvelle arnaque.
Un premier pas dans la bonne direction serait, selon moi, de s’intéresser aux multiples facettes qui le composent (juridique, fiscal, technique, social, culturel, etc.) — et ce, en commençant par démystifier le rôle des plateformes.
Je suis donc allée piquer une jasette avec Louis-Maxime Lockwell, dynamique directeur de projets chez Ulule Canada, une plateforme française désormais accessible dans plusieurs pays d’Europe, et au Canada depuis 2015. Une rencontre qui a donné lieu à deux heures de bons échanges, souvent autour des plus brillants exploits d’Ulule (évidemment, il est le représentant de la vision et des valeurs de la plateforme), mais aussi (et surtout), sur le rôle des plateformes et leur place au Québec. Compte-rendu.
Fais-toi un réseau pis ça presse!
On ne le dira jamais assez : le moteur du sociofinancement, c’est le réseau. Pas de réseau, pas d’gâteau. C’est si essentiel que j’y ai consacré un chapitre entier dans mon mémoire. Or, j’ignorais qu’Ulule faisait systématiquement l’évaluation des réseaux de tous les porteurs de projet; il s’agit même de leur première intervention en tant qu’accompagnateur. Une démarche tout à fait appropriée, sachant le faible taux de réussite des campagnes canadiennes (20% en 2015, tous secteurs confondus), qui est souvent la conséquence d’une mauvaise connaissance de sa communauté.
Donc, chez Ulule, on évalue ladite communauté en analysant les médias sociaux du créateur (combien d’abonnés compte sa page Facebook?; sont-ils engagés?), puis on l’aide à se fixer un objectif financier réaliste. C’est la taille du réseau et la notoriété du créateur qui détermine le montant qu’il peut demander. Pour certains, c’est évident, mais pas pour d’autres, comme les artistes… Il paraît qu’ils sont « trop ambitieux », m’a confié Louis-Maxime. Exemple : le band qui commence à faire des vitrines, qui fait de la bonne musique, mais qui n’a ni album ni communauté (400 abonnés sur Facebook, mettons), et qui demande 15 000$ pour financer son album. À moins que leurs publications Facebook soient repartagées par Katy Perry, leur campagne va probablement se solder par un échec. Et ça, c’est plate, mais ça peut affecter la présence web du groupe (parce que la page reste en ligne).
La solution pour ce petit band? Louis-Maxime leur dirait de fractionner leur projet en plusieurs parties; par exemple, d’envisager une campagne plus modeste pour payer ses relations de presse, en mentionnant qu’il a déjà payé tout le reste. C’est réaliste et les musiciens gagneront plus aisément la confiance de leur communauté.
À retenir : le réseau, c’est le nerf de toutte. N’attendez pas de faire une campagne pour l’animer ou donner de l’amour à vos médias sociaux; c’est maintenant que ça se passe.
Or, je sais, ce n’est pas tout le monde qui est à l’aise avec la communication sur les médias sociaux (moi la première), et la visibilité revient, souvent injustement, aux individus prééminents (on en a la parfaite illustration ici). Force est d’admettre que le sociofinancement n’est pas le tremplin de tous les créateurs, et qu’il met à l’écart ceux qui n’ont développé, pour toutes sortes de raisons, leurs compétences sociales. C’est comme ça.
Le monde des idées
Mettons les choses au clair : ce n’est pas la plateforme qui garantit le succès d’une campagne. Comme me disait Louis-Maxime, personne n’attend votre projet (même chose pour les « albums très attendus », ça n’existe pas, OK?), et j’ajouterais que personne ne fait du lèche-vitrine sur les plateformes. Donc, ce n’est pas parce Kickstarter est la plus grosse plateforme qu’elle va vous amener du monde. C’est vous, avec votre réseau et vos idées, qui allez faire en sorte que ça grouille sur votre page.
Par contre, là où les plateformes font une différence, c’est dans l’accompagnement humain. Les plateformes locales (La Ruche et Haricot) savent faire dans ce domaine-là, et bon nombre d’entre elles ont une équipe d’accompagnateurs pour guider les petites abeilles, du début à la fin de leur campagne.
Que font-ils? Ils les aident à dégourdir leur réseau, à évaluer leur objectif financier, et — la partie la plus trippante à mon avis — à concevoir les contreparties.
Un bon accompagnateur, c’est une machine à idées qui va optimiser l’offre des contreparties. Première chose qu’il fait, c’est de l’écouter, de sonder sa passion, afin de bien comprendre l’histoire à l’origine du projet. Il s’agit de cerner ses incohérences (y’en a pas mal tout le temps!) pour les transformer en des idées nouvelles, qui s’aligneront de manière conséquente à ses valeurs. Exemple : un musicien se prépare à lancer un album dont le thème est l’écologie. L’une des contreparties pourrait alors être un concert dans un champ de tomates bios. Voyez, il n’est pas mauvais de sortir de son domaine d’activité, ça permet même de tisser des liens professionnels.
Je dis souvent que les contreparties sont les hameçons d’une campagne de sociofinancement; elles servent à attirer l’attention des contributeurs, attention qu’on voudra ultimement transformer en engagement. La récompense deviendra alors le point de connexion sensible entre le créateur et son contributeur, car c’est sur la concrétisation de cette promesse que repose leur relation. Pas étonnant, donc, qu’une grande part de l’accompagnement offert par les plateformes, dont Ulule, soit dirigé vers leur planification et leur création.
L’art de construire des ponts au Québec
Sachant que beaucoup d’artistes au recours au sociofinancement, les plateformes de entretiennent-elles des liens avec le milieu culturel? Est-ce que certains intermédiaires, disons « traditionnels », comme les maisons de disques, ont déjà contacté les gens d’Ulule pour mieux comprendre leur modèle? La réponse est non, et c’est aussi ce que j’observé lors de mon étude.
Étonnamment, on entend parler depuis quelques années de l’intérêt de certaines instances culturelles publiques pour le sociofinancement — La chambre du commerce du Montréal métropolitain suggère la création d’un portail qui mettrait en vedette les campagnes d’ici —, mais les acteurs du sociofinancement ont plutôt l’impression qu’elles préfèrent faire les choses dans leur coin. Ce qui rappelle la proposition farfelue d’Alexandre Taillefer qui était de créer un Facebook québécois. Or, nous avons déjà nos plateformes, et je suis étonnée qu’on ne profite pas davantage de leur expertise. Pourtant, ça se fait ailleurs! En France, on assiste à des partenariats entre les plateformes et des acteurs majeurs des industries culturelles, comme c’est le cas pour la société de production et de distribution Mk2 ou le Festival d’Avignon. Autre exemple : la Suède avec sa plateforme Crowdculture, qui combine les fonds privés et les fonds publics tout en invitant les internautes à voter pour les projets culturels qu’ils aimeraient voir se réaliser dans leur région.
Chose certaine, il y a de la place pour des initiatives pareilles au Québec. « Ce n’est qu’une question de temps, dit Louis-Maxime. C’est juste qu’elles [institutions culturelles publiques] ne savent pas ce qui peut se faire avec le sociofinancement. » Et je peux vous dire que les idées, chez Ulule, ce n’est pas ça qui manque.
À lire également :