Quand on me demande pourquoi je m’intéresse tant au sociofinancement — après tout, je ne suis ni entrepreneure ni artiste — ma réponse s’avère souvent (très) longue, parce qu’elle comporte plusieurs parties : la numérique, la communicationnelle, l’économique, la sociale et l’artistique. De quoi perdre l’attention de mon interlocuteur. Mais avec le temps, j’ai développé, une version courte : j’aime observer le petit monde du sociofinancement car je le vois comme un microcosme révélateur de notre futur économique, créatif et social. Je suis certaine que Deleuze s’y intéresserait aussi.
Le désir vs les codes sociaux
Cette idée de faire appel à Deleuze n’est pas la mienne, dois-je dire, mais des echos.fr, qui a récemment publié cet article au titre savoureux : L’entrepreneur sur les plateformes de crowdfunding, ce schizophrène deleuzien. N’en fallait pas plus pour gagner mon clic.
L’argumentaire s’appuie notamment sur le cycle Capitalisme et Schizophrénie (développé avec Félix Guattari), qui dit, en gros, que le capitalisme se nourrit de la dualité entre le désir et la structure codifiée de nos sociétés, qui, chez l’entrepreneur, se traduit en un flux d’énergie libérateur, créant ainsi une micro-rupture avec certains codes sociaux (par exemple, le marché). Or, le fruit de son imaginaire, aussi révolutionnaire soit-il, sera éventuellement repris par le capitalisme. Dit autrement, dans le coin gauche, vous avez un créateur (le schizophrène deleuzien) qui danse avec le chaos, et dans le coin droit, un sugar daddy (le capitalisme) qui mettra fin à cette mascarade selon ses propres conditions. Vu d’même, peut-on dire que le capitalisme contribue à l’équilibre mental des entrepreneurs? Bien sûr que non. Disons plutôt qu’il y contribue en provoquant « les machines désirantes », et ce, dans une perspective de surproduction que l’on connait.
Le sociofinancement contribue-t-il à l’augmentation des schizophrènes deleuziens?
Que penserait Deleuze de la frénésie entrepreneuriale qui s’observe très concrètement dans l’augmentation incessante des plateformes de sociofinancement? Je crois qu’il verrait dans ces sites le reflet des fantaisies politiques et collaboratives de la société actuelle, et donc, la suite logique de son ouvrage, puisque le capitalisme s’est en effet emparé du mouvement makers, qui dit qu’il faut se remettre à fabriquer des choses de ses propres mains, et surtout, ne plus attendre après le soutien de la banque. Mais qu’on demande de l’argent à sa communauté ou à Desjardins, la fin reste essentiellement la même : le produit doit circuler librement pour obtenir une valeur d’échange. Faire un profit, quoi! Et donc, notre philosophe dirait très certainement du financement participatif qu’il est une forme plus aboutie du capitalisme, qui consiste à faire croire aux créateurs qu’ils sont libres, qu’ils échappent au contrôle des instances économiques, alors qu’ils empruntent les mêmes outils de conquête (marketing, algorithmes, etc.).
Il dirait « Ah! Voilà comment opèrent les sociétés de contrôle! » Puis, il ajouterait que le modèle du sociofinancement participe assurément « […] de l’installation progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination.»
Il ne serait pas très optimiste, je crains.
Donc, est-ce que le sociofinancement participe d’une forme de déluge entrepreneurial sur l’acide? Quoi qu’en pense Deleuze, qui dirait quelque chose qui sonne comme « oui », ma réponse s’avère plus modérée. Que tout le monde souhaite devenir entrepreneur est une chose, mais réaliser ce rêve en est une autre. Et le sociofinancement n’est pas une usine à entrepreneurs; il est, dans son incarnation technique (la plateforme), un pont qui originellement ne mène part. Le créateur est le capitaine, et lui seul peut convaincre les gens de monter à bord. La plateforme, aussi bonne soit-elle, a peu d’influence sur la concrétisation d’un projet. Cela demeure la réalité de l’entrepreneuriat, 2.0 ou pas.
Cela dit, une question demeure : pourquoi, en 2017, tant d‘individus aspirent-ils à devenir des entrepreneurs? Bien sûr, le discours émanant de l’économie participative est très séducteur, et puisqu’il est si facile de soumettre son projet sur une plateforme et d’obtenir du financement, on serait fous de ne pas tenter sa chance! C’est ici qu’il est intéressant de convoquer les maîtres de la théorie critique de la Technique, comme Evgeny Morozov, Bernard Stiegler et Andrew Feenberg, car selon eux, le numérique oriente une partie de nos existences. De nos rêves, aussi. Bon, il serait trop long de résumer leurs travaux ici; si vous voulez bien, ce sera pour un prochain billet.
D’ailleurs, si vous connaissez des auteurs qui abordent le sociofinancement par la porte de la sociologie ou de la philosophie, faites-moi signe! Je veux les lire.