Le jour, Jonathan St-Pierre est professeur d’histoire. Le soir, ou en dehors des heures consacrées à son boulot principal, il produit des contenus sous le nom de Jonathan le Prof, activiste pédagogique.
(Photo : Pascal Ratthé / CSQ, Le Magazine)
Des créatrices et créateurs comme lui, je vais vous en présenter plusieurs au cours des prochains mois. C’est la mission que je me suis donnée avec mon nouveau projet (pour lire ma démarche). Ces personnes expliqueront comment et pourquoi elles mènent un « projet 5 à 9 », donc en parallèle du 9 à 5. Des conseils seront offerts au passage.
Première étape, aussi passionnante que cruciale : le passage de l’inspiration à l’action. Ça a l’air banal dit comme cela, mais c’est du travail!
Pour Jonathan St-Pierre, c’est parti de l’amour de l’enseignement et du sens du devoir, ou plutôt d’un besoin qu’il avait intuitivement cerné; celui de créer de nouveaux points d’accès au savoir. Ayant réalisé un mémoire de maîtrise sur la valorisation du métier d’enseignant, il en connaissait déjà un bout sur le sujet.
Le sourire dans la voix, presque timide, il m’explique que Jonathan le Prof est né de la volonté de ses élèves de 5e secondaire, de l’école d’Iberville de Rouyn-Noranda, qui souhaitaient garder le contact avec leur prof après l’année scolaire.
Ils disaient : « ah, c’est plate, l’année prochaine on n’aura plus accès à ton contenu. » Je donnais un cours d’initiation aux relations internationales, je parlais beaucoup d’actualité, de ce qui se passe dans le monde, pis les jeunes étaient intéressés. Ils trouvaient ça plate de perdre leurs nouvelles.
On s’entend : il faut vraiment aimer son prof pour vouloir maintenir une relation avec lui! Son humour et sa bienveillance ne sont sûrement pas étrangers à cela.
Ces jeunes ont donc suggéré la création d’une page Facebook. Juste cela, sans vision claire quant au contenu, sinon que le ton serait drôle et léger, pour « montrer une autre facette de l’enseignement ».
La page a attiré l’attention de leurs amis, des parents, des enseignants, et ça a explosé! Je me suis rendu compte que je tenais probablement quelque chose de plus gros que je l’avais imaginé. Je me suis assis, j’ai réfléchi à tout ça et j’ai construit Jonathan le Prof.
Valoriser l’éducation et pousser plus loin l’idée qu’on s’en fait
Au départ, Jonathan le Prof n’était donc qu’une page Facebook. Un vrai de vrai side project qui respecte les trois règles d’or suivantes :
1- Ce n’est pas le gagne-pain principal.
2- Il n’y a pas de date de livraison officielle; ça se fait au rythme du créateur. On a déjà assez de pression comme ça…
3- Un travail d’amour. Le plaisir doit être au rendez-vous.
J’ajoute aussi que le side project fait appel à des compétences professionnelles et qu’il doit mener à la production de quelque chose, un résultat au bout de la ligne.
Au lancement, la page Facebook Jonathan le Prof se voulait un espace pour publier et commenter l’actualité. Quand il a vu que la page attirait de plus en plus de monde, Jonathan a commencé à faire ses propres bulletins de nouvelles avec les moyens du bord. Des capsules infos enveloppées d’humour et de faits étonnants, qu’il diffuse toujours sur sa page Facebook.
Ses idées de contenu proviennent de ses revues d’actualité. Par exemple dans cette vidéo, il revient sur les grandes pandémies qui ont marqué l’Histoire, puis il enchaîne avec ce qui était le sujet de l’heure : la royauté, suite à l’entrevue de Oprah avec Harry et Meghan. Bien qu’il ait récupéré de la matière de ses cours, le travail de réorganisation de l’information dans le but de l’adapter à sa cible et au média est remarquable.
Certains bulletins de nouvelles ont circulé plus que d’autres, en particulier ceux sur l’environnement. Ces derniers lui ont permis d’augmenter rapidement sa portée, dont près du quart est aujourd’hui composé de professeurs.
Certains enseignants se sont mis à lui envoyer des textes pour sa plateforme. À leur manière, ils mettent en lumière leur quotidien pas toujours rose. Pour Jonathan, ces collaborations sont une façon de redistribuer l’attention qu’il obtient dans le but de valoriser ce métier qu’il aime tant.
Par exemple, ce texte de Madame Alexandra Lajeunesse, intitulé Le syndrome Wonder Woman en éducation.
Jonathan le Prof est devenu une voix entre le ministre et le syndicat, une voix du terrain. Il y en a beaucoup qui se reconnaissent dans ce que j’écris. Ça venant rejoindre les gens qui n’ont pas nécessairement la tribune pour passer leur messager et raconter leur réalité.
Le concept de Jonathan le Prof est clair et il atteint sa cible : les jeunes du secondaire et les enseignants, dont certains qui lui ont écrit de la France. Ces jours-ci, il explore de nouvelles avenues en invitant des personnalités publiques à participer à ses vidéos L’Agora du prof : Jagmeet Singh, Marwah Rizqy, Catherine Fournier, Guy A Lepage, Gabriel Nadeau-Dubois, entre autres.
L’épineuse question de la gestion du temps
C’est bien beau avoir de bonnes idées et de l’ambition pour faire chauffer la marmite, mais il reste que le plus grand obstacle à la poursuite d’un projet parallèle est le manque de temps. C’est aussi l’un de mes plus grands challenges; après une journée passée devant un écran, j’ai beaucoup de difficulté à me brancher sur mon projet de rédaction personnel, même s’il me fait tripper.
Alors, comment on fait?
Selon Rachel Andrew, il est possible de trouver du temps pour un projet si celui-ci est important pour soi. J’ajouterais qu’on doit s’amuser! Dans ce cas, on ne devrait pas trop avoir de difficulté à en faire une priorité. Il faut avoir hâte de plonger dedans après 17 h.
C’est le cas de Jonathan, qui consacre en moyenne trois heures par jour à ses plateformes. Après la petite routine du soir avec sa fille, il se branche jusqu’à 21 h 30, ainsi que les week-ends. Il adore ce qu’il fait, mais il est conscient qu’il doit faire attention.
Au début, je ne comptais plus les heures. Ça m’a apporté des problèmes au niveau personnel, car j’étais tout le temps là-dessus. Avec les années, j’ai appris à me limiter, à me donner des heures, à me donner du temps pour moi. Au début, je me forçais à écrire, mais maintenant, j’y vais au feeling. Pas de pression ni deadline, c’est la meilleure des recettes.
Maitriser les outils du numérique sans les laisser guider le projet
Dans son livre phare, The Passion Economy, le journaliste économique Adam Davidson consacre un chapitre entier aux huit règles de l’économie de la passion, une nouvelle économie où la personnalisation prend le dessus sur la production de masse. Une économie du futur où, pour tirer son épingle du jeu, il faut savoir aligner stratégiquement le coeur et le calcul.
À mon avis, trois d’entre elles s’appliquent à la démarche de Jonathan :
- Tout commence par une histoire
- La technologie doit soutenir votre projet, pas la diriger
- Il faut viser l’intimité à grande échelle
L’histoire, je l’ai déjà présentée. Quant à la technologie, elle joue un rôle essentiel dans la réalisation et la direction de Jonathan le Prof. Non seulement les plateformes numériques ont permis à cette voix de rejoindre son public, mais leur maîtrise s’est traduite en de nouveaux apprentissages professionnels pour Jonathan. Et ça, c’est probablement l’une des principales raisons pour lesquelles on fait un projet de 5 à 9 : pour apprendre, donc, évoluer dans une direction qui nous fait nous sentir bien.
Je dois dire que j’ai été impressionné par son niveau d’expertise en matière de stratégies numériques. Dès les premières minutes de notre entretien, il me parlait de trafic organique (!) À certains moments, j’ai eu l’impression d’échanger avec des collègues dont c’est la spécialité.
Le live sur Facebook, c’est le gros trend. Avec Clubhouse, on se rend compte d’une tendance vers la discussion en direct. Mon prochain gros morceau, c’est de travailler le direct avec des invités importants.
Mais Jonathan ne compte pas faire le saut dans les médias et les communications. Il m’a confirmé que l’enseignement demeurerait toujours sa priorité.
S’il s’y connait si bien en communications numériques, c’est qu’il s’est donné la peine d’étudier la technique qui lui permettrait de propulser son projet – et même de le monétiser! Comme bon nombre de créateurs d’ici qui mènent leur projet par pure passion, il n’osait pas faire de l’argent sur le dos de Jonathan le Prof. D’ailleurs, je ressens souvent un certain malaise chez les créateurs autonomes à qui je demande s’ils envisagent l’abonnement ou les dons. J’y reviendrai.
Pour Jonathan, le malaise relevait de l’éthique.
Au début, je me sentais mal. Un inconfort personnel, parce que je considérais que ça n’avais pas de valeur monétaire, des publications sur Facebook. Je me voyais comme un imposteur. Après trois ans, j’assume ce que je fais et je ne me sens pas mal d’avoir une source de revenu d’appoint.
La majeure partie du financement de Jonathan le Prof provient de la régie publicitaire de Google, Adsense, qu’il exploite sur son site web. Dernièrement, il a commencé à proposer des abonnements mensuels sur Facebook et à exploiter les étoiles lors de ses diffusions en direct.
Des étoiles? Oui, c’est une façon de récolter des pourboires de la part de l’auditoire en ligne. Elles ne rapportent pas beaucoup pour l’instant, mais comme dans tous projets créatifs en ligne, on mise sur l’essai-erreur!
Ce qu’on découvre sur soi dans un projet parallèle
Je termine avec cette autre règle de Davidson : la poursuite de l’intimité à grande échelle. Ce qu’il veut dire par là, c’est qu’il est essentiel de cibler notre voix, notre niche, ce qui nous distingue des autres dans un domaine. Des expérimentations sont requises. Mais une fois qu’on a trouvé cette grande distinction, qu’elle rejoint sa cible qui à son tour devient passionnée, et bien, il faut poursuivre dans cette voie.
C’est en publiant des contenus plus directement liés à sa réalité d’enseignant que Jonathan a réalisé qu’il touchait à quelque chose d’assez puissant.
À un moment donné, je me suis rendu compte qu’avec ma plateforme, je pouvais faire changer des choses. Que je pouvais faire réagir – déranger, entre parenthèses – en mettant l’accent sur certaines situations. L’été passé, on avait des problèmes à trouver le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge. J’ai écrit un article intitulé « Où est le ministre Charlie Roberge? » en disant que ce n’était pas normal qu’on n’ait pas de nouvelles. Le lendemain matin, les médias de Montréal en ont parlé et il était avec Paul Arcand. Il répondait au texte que j’avais écrit.
En misant sur son expérience personnelle de l’enseignement, et sa plume, Jonathan le Prof est devenu un projet parallèle qui « multiplie plutôt qu’additionner », c’est-à-dire qu’il permet à la matière première créée pour la classe de prendre de l’expansion, au lieu de créer quelque chose de nouveau de toute pièce, à côté du boulot de jour. Jodie Cook fait référence à ce concept dans cet article de Forbes, alors qu’elle s’interroge sur ce qui fait un bon side project. Elle ajoute aussi ceci : « il faut veiller à ne pas dépenser son énergie dans ces projets trop éloignés de son cheminement professionnel ».
C’est là-dessus que je vais conclure ce premier texte sur le très pertinent side project de Jonathan St-Pierre. Un projet qu’on mène en parallèle du 9 à 5, ça demande beaucoup de travail sur soi afin de reconnaître ce qui nous fait vibrer. Oui, l’écoute de soi est requise, il faut chercher la vibration, et ça vient aussi avec un certain travail de recherche. Puis il faut accepter les temps morts ou les périodes de réflexion.
Ce que je veux exposer à travers des expériences comme celle de Jonathan, c’est qu’elles permettent d’apprendre et d’entrainer le petit muscle de la créativité en nos propres termes. Il y a différentes façons de se réaliser professionnellement et l’investissement dans un projet personnel est peut-être la plus belle forme de résistance à une vie qui semble tracée d’avance, largement orientée par la carrière, la famille, les autres… C’est un investissement sur soi.